Chorizo et paella, crème fraîche et carbonara… un sacrilège culinaire ?
Scandale
en Espagne, terre d’élection où sont nés d’une part le chorizo
et d’autre part la paella. Il n’est pas question de mélanger les
deux, même si des incultes franco-français vous ont peut-être fait
croire le contraire. Or, quelqu’un a osé : le chef Jamie Oliver,
qui anime des émissions de cuisine au Royaume-Uni, a déclenché une
polémique en présentant sa recette personnelle du plat sur Twitter
: « Difficile de trouver mieux que la paella pour faire de la
bonne cuisine espagnole. Ma version combine des ailes de poulet et du
chorizo. »
Une
abomination pour les Espagnols, qui ont fait part de leur
mécontentement en des termes plus ou moins nuancés : « Enlève
le chorizo, nous ne négocions pas avec des terroristes, premier
avertissement », a lancé un internaute. « Dans ma version du fish
and chips, je mets des aubergines et du canard », a ironisé un
autre.
José
Andrés, un chef qui officie aux Etats-Unis, a réagi sur Twitter
pour tenter de calmer les foules : « Peuple d’Espagne ! Je sais
que vous estimez que cette photo ne ressemble pas à une paella. Mais
c’est du riz à l’espagnole… laissons Jamie tranquille. »
Une compatriote espagnole mariée à l’ancien vice-premier ministre
Anglais Nick Clegg a également défendu Jamie Oliver : « Ce
n’est définitivement pas de la paella. Mais c’est complètement
stupide de dire que les Espagnols se sentent insultés par la recette
de Jamie. La plupart des Espagnols (y compris moi) l’aiment pour sa
manière de cuisiner et aussi sa façon d’être », a commenté
Myriam Gonzalez Durantez sur Instagram.
Mais
faut-il se mettre dans des états pareils pour quelques morceaux de
chorizo ? L’affaire de la paella rappelle une autre mini-tornade
numérique autour des pâtes à la carbonara. Les Italiens, à la
différence des Français, cuisinent cette recette sans crème
fraîche : c’est l’œuf mélangé à du parmesan incorporé aux
pâtes avec un peu d’eau de cuisson qui donne cet aspect crémeux à
la sauce. Et pour eux, ajouter de la crème n’a aucun sens, c’est
même légèrement insultant (autre révélation majeure : les
Italiens ne mettent pas d’huile d’olive dans l’eau de cuisson…
c’est, selon eux, un truc inventé par les Français pour faire
croire qu’ils s’y connaissent).
Au
printemps 2016, une recette en vidéo publiée par Demotivateur en
partenariat avec la marque italienne Barilla a fait scandale. On y
voyait non seulement de la crème fraîche et des lardons
manifestement industriels, mais aussi une nouvelle méthode de
cuisson « one pot », « tout dans la même casserole ». Les
internautes ont repartagé la vidéo (rapidement supprimée par
Demotivateur) sur une page Facebook baptisée « Sai cosa mangi ? »
(« Sais-tu ce que tu manges ? ») assortie du commentaire : «
pardonnez-leur, parce qu’ils ne savent pas ce qu’ils font ».
Citer
les dernières paroles du Christ en croix pour une histoire de
lardons et de crème fraîche peut paraître un brin disproportionné.
Tout comme hurler au sacrilège au point de nécessiter une
intervention personnelle du président des Etats-Unis lorsque le New
York Times propose une recette de guacamole aux petits pois.
C’est
que notre rapport à la nourriture est irrationnel. Ce qui se joue
dans les recettes ou les produits emblématiques d’un pays est
profond, complexe et chargé d’émotions. La nourriture que nous
mangeons touche à notre identité, à nos souvenirs, à notre
histoire familiale. Il n’y a sans doute pas deux carbonaras
identiques dans toute l’Italie, chaque famille ayant sa petite
touche personnelle.
Mais
comme le souligne Adam Gopnik, journaliste au New Yorker, ce que les
Italiens ne supportent pas dans la recette « tout dans la même
casserole », c’est aussi son extraordinaire simplicité. « Nous
aimons nous faire croire que les plats simples exigent une maîtrise
complexe. C’est la croyance fondamentale de tous les bons
cuisiniers. (…) Si n’importe qui peut faire ce que nous faisons,
que ferons-nous alors ? ». C’est peut-être aussi ce qui
inquiète tant les puristes de la paella : n’importe qui peut
imiter cette recette, donc la transformer.
Le
journaliste rappelle qu’il est d’autant plus ridicule de
s’inquiéter d’une distorsion supposée de la recette initiale
que, à l’origine des plats en question (la carbonara, mais aussi
la paella, inventée par les paysans de la province de Valence pour
accommoder le riz) il y avait avant tout la nécessité de constituer
un repas avec ce que l’on a sous la main.
«
La pure vérité, qui se murmure autour des tables en Italie mais
que l’on ne peut pas dire tout fort, c’est que tous ces plats,
nés chez les paysans de telle ou telle province, sont censés être
improvisés avec ce que l’on a, et non en fonction d’un plan
écrit. La carbonara est un exemple d’une autre invention italienne
: arte povera [“art pauvre”]. Elle est préparée avec ce qu’il
y a dans le frigo, quand il n’y a rien d’autre dans le frigo, et
comme tous les bons plats, la carbonara s’est épanouie dans un
contexte de disette. »
Conclusion
: si vous avez un morceau de chorizo qui traîne, vous pouvez
l’ajouter à votre paella sans craindre d’insulter personne.
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