Le « temps libre » dans cette société du divertissement fait-il notre bonheur ?
Le temps de loisirs est devenu temps de
consommation et de « diversion » du travail taylorisé,
analyse le professeur de philosophie Thomas Schauder, qui défend un
droit de créer, rêver…
LE MONDE | 18.04.2018
L’événement de la semaine du 9 au 15 avril
n’était ni l’intervention aérienne française en Syrie, ni
le conflit entre « zadistes » et gendarmes mobiles
à Notre-Dame-des-Landes, ni la mobilisation des étudiants
contre la réforme de l’université. Non. Le grand événement,
c’était l’annonce du sexe du bébé de Manon et Julien dans
l’émission « Les Marseillais Australia » sur W9.
Si vous ne le saviez pas, c’est que vous ne
faites pas partie des 700 000 à 800 000 téléspectateurs
(sans compter les internautes) qui ont suivi cette
télé-réalité depuis 2012. C’est beaucoup, mais moins que
« Touche pas à mon poste ! », sur C8, qui dépasse
régulièrement le million et demi de téléspectateurs.
Loin d’être anecdotiques, ces chiffres sont
révélateurs du rapport d’une part importante de la société au
divertissement. La semaine dernière, je vous ai parlé du
taylorisme et des injonctions à normaliser les gestes et
à optimiser le temps de travail. Examinons
aujourd’hui un autre aspect de cette question : pourquoi,
alors que nous sommes incités à ne pas « perdre notre
temps », la télévision propose-t-elle autant de programmes
destinés à « passer le temps » ?
Ne pas confondre le loisir et le
divertissement
Des penseurs grecs de l’Antiquité aux marxistes
de la fin du XIXe siècle, le temps de loisir a été considéré
comme le temps soustrait aux activités « biologiques »
du travail et du repos. Ce faisant, il était le temps que l’homme
pouvait consacrer au développement de ses
aptitudes proprement humaines : la vie politique,
la culture (ce n’est pas pour rien qu’en grec,
« loisir » se dit scholè, qui a donné le mot
« école »), l’art, le sport, etc.
Le taylorisme industriel et l’automatisation ont
permis de libérer progressivement du temps de loisir parce
qu’il était possible de produire autant, voire plus, en
moins de temps. Les travailleurs ont ainsi pu gagner les
congés payés, l’interdiction du travail des enfants, le droit à
la retraite, etc. Mais elle est bien lointaine l’époque où
le patronat fustigeait cette « incitation à la
paresse » : le marché a rapidement vu l’intérêt
économique de ce temps que le travailleur pouvait consacrer
à consommer d’autres choses que ce qui était nécessaire à
sa survie.
Au fur et à mesure, donc, le temps de loisir est
devenu un marché, il a été récupéré par la logique du travail,
alors même qu’il était, traditionnellement, ce qui lui échappait
essentiellement. Comme le notaient Theodor Adorno et Max Horkheimer
en 1947, à propos de « l’industrie culturelle » : « Dans le capitalisme avancé, l’amusement
est le prolongement du travail. Il est recherché par celui qui
veut échapper au processus du travail automatisé
pour être de nouveau en mesure de l’affronter. »
Le temps de loisir a ainsi subi une double
transformation : d’un côté, il est un temps
de consommation ; de l’autre, un temps de
« divertissement » au sens de « ce qui fait
diversion », ce qui permet de regarder ailleurs, d’oublier
les tracas de la vie réelle en étant absorbé dans le spectacle : « Le spectacle soumet les hommes vivants
dans la mesure où l’économie les a totalement soumis. Il n’est
rien que l’économie se développant par
elle-même. (…) Pour amener les travailleurs au
statut de producteurs et consommateurs “libres” du
temps-marchandise, la condition préalable a été l’expropriation
violente de leur temps. » (Guy Debord, La Société
du spectacle, 1967.)
« Se vider la tête »
Au contraire du loisir, le divertissement n’est
pas du temps soustrait aux nécessités biologiques : il en fait
partie intégralement. Dans une organisation du travail où les biens
sont difficiles à obtenir et nécessitent un effort
intense, la priorité pour pouvoir reconstituer sa force de
travail est le repos (manger, boire et dormir). Mais
dans la société taylorisée où la difficulté est
moins physique que psychologique (dans la mesure où l’on
pourrait séparer ces deux dimensions, alors que le
phénomène du burn-out est l’exacte preuve du
contraire), le divertissement est aussi nécessaire que le pain. Il
s’agit pour le travailleur de « se vider la tête »,
expression révélatrice du besoin de consacrer ce temps libéré du
travail à oublier ce dernier.
Concrètement, le divertissement n’est pas un
temps d’inactivité, comme le prouvent les phénomènes de
dépendance aux écrans, y compris chez les jeunes enfants. Dès
qu’on a un instant de libre, on va le consacrer à regarder ce qui
se passe sur Facebook ou à jouer à l’un de
ces petits jeux assez débilitants sur son smartphone. Ce
ne sont là que les avatars contemporains du besoin de « faire
diversion » et leurdépendance est assez proche de
l’alcoolisme du travailleur de la fin du siècle dernier, celui que
décrit Joe à Martin Eden dans le roman éponyme de Jack London
(1909) : « J’avais jamais envie de boire, à
l’hôpital. C’est drôle, hein ? Mais, quand j’ai marné
comme un esclave pendant toute une semaine, faut que je me cuite. »
Le divertissement fait ainsi partie intégrante de
l’injonction à la rentabilité du temps à l’œuvre dans la
« taylorisation de l’existence » : il consiste bel
et bien en une activité qui non seulement sert le processus
biologique, mais aussi le processus de production économique,
puisqu’il fait vivre les industries culturelles et
technologiques. Il est une activité de consommation pulsionnelle, et
à ce titre est soumis aux mêmes exigences que le
monde du travail dont il est le pendant : « La société de masse (…) ne
veut pas la culture, mais le divertissement (…) et les
articles offerts par l’industrie des loisirs sont bel et
bien consommés par la société comme tous les autres objets de
consommation. (…) Ils servent, comme on dit, à passer le
temps, et le temps vide qui est ainsi passé n’est pas, à
proprement parler, le temps de l’oisiveté (…). Et la
vie biologique est toujours, au travail ou au repos, engagée dans la
consommation ou dans la réceptivité passive de la distraction, un
métabolisme qui se nourrit des choses en les dévorant. (…) Les
critères d’après lesquels on les devrait (…) juger
sont la fraîcheur et la nouveauté. » (Hannah Arendt, La
Crise de la culture, 1961.)
Droit à l’inutilité et au temps perdu
Finalement, les formes contemporaines du
divertissement et leur place dans la vie quotidienne ne sont que les
symptômes actuels d’un drame humain, celui que décrivait Blaise
Pascal au XVIIe siècle : « Tout le malheur des
hommes vient d’une seule chose, qui est de
ne savoir pas demeurer en repos dans une
chambre. » Nous sommes nombreux à craindre l’inactivité,
synonyme de l’ennui. Nous ne voulons pas penser au« malheur
naturel de notre condition faible et mortelle ». Pour Blaise
Pascal, le divertissement est une solution à ce problème : « Les
hommes n’ayant pu guérir la mort, la misère,
l’ignorance, ils se sont avisés, pour se rendre heureux,
de n’y point penser. »
Le divertissement nous offre une solution pour
être heureux, mais il nous fait manquer ce qui pourrait
nous rendre véritablement heureux puisqu’il ne nous offre qu’une
vision standardisée et impersonnelle du bonheur. Au lieu de « ne
rien faire », nous ne « faisons rien » : nous
occupons notre temps au lieu de prendre le temps de
nous poser des questions, de penser, de contempler, de
nous laisser aller à l’émerveillement. Nous nous
« vidons la tête » au lieu de la remplir de
tout ce qui pourrait donner un sens à nos actions.
Or le temps de l’inactivité est celui qui rend
possible l’activité, d’inventer, de créer, de rêver,
bref de nous soustraire réellement aux injonctions du
marché et du travail. Aujourd’hui, la productivité et la richesse
n’ont jamais été aussi importantes. L’occasion nous est offerte
de réclamer un « droit à la paresse » (selon
l’expression de Paul Lafargue), un droit à l’inutilité et au
temps perdu. Et si ce droit devenait l’enjeu des luttes sociales de
demain ? On a bien le droit de rêver…
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